De la littérature souterraine : Abe Kobo, La Femme des Sables (3)


3ème et dernier épisode du célèbre roman d'Abe Kobo : L'homme est désormais prisonnier dans la fosse au fond d'un trou de sable. La vie s'organise en compagnie de la femme des sables. La colère cède le pas à la compassion, puis aux sentiments amoureux. La vacuité de sa vie d'avant lui apparaît comme une révélation. Ses tentatives de fuite ayant échoué, l'homme va-t-il trouvé la paix dans ce foyer misérable?


De la littérature souterraine : Abe Kobo, La Femme des Sables (3)
Son repas, cette fois encore,  l'homme le prit sous le parapluie. Des légumes au jus réduit et, légèrement grillé, du poisson séché : l'un et l'autre mets avaient un arrière-goût de sable... [...] Quand l'homme eut fini de manger, la femme retourna à son évier, et là, en cachette, se couvrant la tête d'un carré de plastique, commença à prendre son repas. Elle lui tournait le dos. Lui, il la regardait. Et il pensa au fond de lui-même :
" Oui, un misérable bout d'insecte, voilà ce qu'elle est! Et cette existence-ci que... avant, maintenant, après, tout au long de sa vie, elle entend sans répit, continuer de vivre! Vu de l'extérieur, qu'est-ce-que c'est que ce trou? Rien, un petit rond... disons, de la grandeur d'un front de chat. Mais, au fond de ce trou, si l'on y tient debout, alors s'offrent aux yeux le sable sans bornes et le ciel sans limites, rien que le sable, rien que le ciel... Oui, comme tout entière inscrite dans le cercle des yeux, oui telle est, invariablement monotone, cette vie, cette existence!... Ce trou, ce là-dedans, où cette femme, à coup sûr, n'a pas même en son âme le souvenir, l'unique souvenir, d'un mot de compassion, d'un seul à son attention... et cela de toute la vie qu'elle a jusqu'ici traînée... de toute sa vie, peut-être!... Oui, alors... ne se pourrait-il pas que l'homme que je suis, ainsi tombé dans ce piège, elle l'ait reçu comme une aumône faite par les gens du village pour la consoler de son veuvage? Ne se pouvait-il que, reprenant son âme de jeune fille, elle se réjouisse dans son coeur... Peut-être... tant sa misère passait les bornes?"
A cette femme, qu'il prenait en grande pitié, l'homme se convainquit qu'il devrait, plus tard, adresser un mot, une parole. [...]
- Monsieur mon hôte, excusez-moi : c'est qu'à présent il me faut vite me mettre à enlever le sable accumulé entre toit et plafond... Alors, n'est-ce-pas...
- Enlever le sable? ... Ah, bon! Si vous voulez! Faites, faites!
L'homme pour sa part, ne se sentait aucunement intéressé : en quoi désormais, pareil nettoyage pouvait-il avoir avec lui la moindre sorte de rapport?  Les poutres? elles pouvaient bien pourrir, le toit, s'effondrer! Non, vraiment, aucun rapport avec lui qui ne pensait qu'à s'évader!...



La fuite

- Pardon! La vérité vraie, voyez-vous, c'est que des gens qui aient réussi à s'enfuir de cet endroit-ci eh bien, il n'y en a encore jamais eu... jamais!" lui dit la Femme.
- Fort bien, se promit, l'homme, je surmonterai tout. Et si quelqu'un, le premier, leur aura montré qu'on peut s'enfuir de cette prison, eh bien, ce sera moi."


Un jour, l'homme tente de se faire hisser hors du trou par les villageois en retenant la femme en otage, ligotée dans la maison:

"-Hé, ohé!
Cassée, une première voix cria... Puis:
- eh ben, que foutez-vous là-dedans, oh!
Dans ce trou qui lui servait de prison, l'obscurité était si épaisse que l'homme pouvait la palper : mais-là-haut, à l'air libre, la lune, à ce qu'il lui semblait, devait déjà s'être levée ; et là où le sable touchait le ciel, des silhouettes humaines, confondues en une sorte de masse, suintaient à travers l'ombre.
L'homme crispa sa main droite sur le manche de sa pelle, puis, rampant, glissant sur le fond du trou, rampant, glissant sur le fond du trou, s'approcha. Là-haut, au bord de la falaise, les autres sans doute interprétaient à leur manière l'absence de réponse, car leurs voix fusaient, lourdes d'un même rire obscène. Enfin dévidée, la corde tomba, avec le crochet servant à remonter les bidons pleins de sable :
- Hé, Petite Mère! Allons, grouille-toi, c'est le moment!
Alors, l'homme bondit sur la corde, détendant son corps comme se détend un ressort, soulevant des pieds une gerbe de sable.
- Hissez, hissez-moi! Tant que je n'aurais pas été hissé là-haut, je ne lacherai pas, compris? ... La femme? elle est dans la maison, et bien ficelée! Si vous voulez pouvoir lui porter secours, hissez d'abord cette corde, et vite! "

Les villageois remontent lentement la corde... et la relâchent alors qu'il allait atteindre le bord du gouffre. Il retombe au fond, culbutant sur les parois de sable dur, accompagné du rire moqueur des paysans.
D'autres tentatives de fuite suivront, en vain, mais l'espoir fait vivre. L'homme risquera aussi de mourir dans des sables mouvants. Il semble alors accepter peu à peu, jour après jour, la fatalité et consacre désormais son temps à inventer des pièges à corbeau, puis à construire secrètement une citerne qui lui apportera une autonomie en eau.


L'apaisement

De la littérature souterraine : Abe Kobo, La Femme des Sables (3)
Lors d'une tentative d'évasion, l'homme contemple à nouveau la configuration du village maritime : un hameau hors de terre et tous ces trous, côté mer, destinés à protéger le pauvre village:

" Ces trous à esclave, il les situait bien, à présent, tous alignés sur la gauche du fossé, avec, de place en place, des sentiers qui se ramifiaient, tracés par les transporteurs tirant leurs paniers; et, au bout de chaque sentier, partout ces mêmes sacs en paille qui, emplis de sable, enfoncés dans le sable, tout usés par le frottement des cordes, dénonçaient l'existence des trous : à seulement jeter là-dessus les yeux, il ressentait de la souffrance. Il y avait quelques endroits où nulle échelle ne pendait des sacs, d'autres où l'échelle était là ; et il lui semblait bien que ceux-là étaient en plus grand nombre. Et il se dit:
"Quel sens ça peut-il bien avoir, sinon que la plupart de ceux qui sont là-dedans en sont venus à perdre jusqu'au désir d'en sortir?"
Puis, à la réflexion:
"Après tout... Qu' une telle existence soit possible, je n'en suis tout de même pas à ne pas pouvoir le comprendre... Oui, ils ont là-dedans leur cuisine, avec leur fourneau où le feu brûle, et, en guise de table, leurs cageots à pommes où sont empilés des livres de classe... [...] Et parmi tout ça, épars, des pièces de un franc, et des bêtes domestiques, et des enfants, et des appétits sexuels, et des reconnaissances de dette, et des adultères, et des vases à piquer les bâtonnets d'encens, et des photos-souvenirs, et le reste... Cette horrible répétition des mêmes choses, toujours..."


Ainsi, au fil des jours, la réflexion de l'homme le mène à l'apaisement:

Et puis, voici que, au moment même où j'observais déjà sur moi les premiers effets du poison, alors, tout d'un coup, il m'a suffi de méditer cette évidence que le ciel est soutenu par la plus simple des révolutions elliptiques, ou celle-ci que, sur terre, toute zone de dunes est gouvernée par une longueur d'onde d'un huitième de millimètre, oui, il m'a suffi de ces pensées pour revenir à mon vrai moi!..."
De fait, vers ce temps-là, fût-ce en faisant belle la part de la petite satisfaction que l'homme éprouvait, tant à répéter l'acte de lutte contre le sable, qu'à accomplir  de ses mains, chaque jour, les mêmes tâches supplémentaires, il eût été faux de prétendre qu'il n'y eût chez lui qu'une sorte de masochisme, de torture qu'il se fût délibérément infligée à lui-même. Rien donc, en vérité, de si extraordinaire à ce que dès lors, dans le sens qu'il entrevoyait, eût pu s'ouvrir devant lui la voie d'une complète guérison".

Le mythe de Sisyphe

"La Femme de Sables" est un roman existentiel qui rappelle les thèmes chers  à  Camus, en particulier le mythe de Sisyphe :

Sisyphe, chaque jour, est condamné par les dieux à hisser sur la montagne un rocher qui toujours retombe au bas de la montagne, comme le sable au fond du trou de dunes.
Contrairement au Sisyphe que l'on présente habituellement dans la mythologie, Camus considère qu' « il faut imaginer Sisyphe heureux ». Sisyphe, comme notre homme, trouve son bonheur dans l'accomplissement de la tâche qu'il entreprend, et non dans la signification de cette tâche.
« Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile, ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
Il fonde son raisonnement sur de nombreux traités philosophiques et l'œuvre de romanciers comme celle de Dostoïevski et de Kafka et que le bonheur revient à vivre sa vie tout en étant conscient de son absurdité, car la conscience nous permet de maîtriser davantage notre existence.

Ainsi, l'homme au fond de son trou, a découvert  la vraie liberté, celle de la liberté intérieure :  lorsque les villageois emmènent précipitemment  la femme à l'hôpital en train de faire une fausse couche, ils oublient de retirer l'échelle de corde:

" On avait emmené la femme, on avait laissé l'échelle. Il étendit le bras avec crainte, la toucha doucement du bout des doigts : non, elle ne s'effaçait point. Il y grimpa sans hâte. Le ciel était jaune sale. Lui se sentait les membres las et lourds : il lui semblait qu'il venait juste de sortir d'une eau où il fût resté longtemps... Oui, c'était cela, l'échelle qu'il avait attendue... [...]
Et il se dit:
" Me précipiter, m'enfuir sur l'heure? Quel besoin? A présent, je tiens mon aller et retour.
Et mon plan d'évasion? J'y repenserai... Mais plus tard, après que je leur aurai parlé. J'ai le temps. J'ai tout le temps...
"


Extraits du roman" La Femme des Sables", de Abe Kobe, aux éditions Stock, traduction de Georges Bonneau.
A voir absolument, le film éponyme du réalisateur japonais Hiroshi Teshigahara, 1964, disponible en video.
http://www.dailymotion.com/video/x8g5mv_la-femme-des-sables-1_music#.UZo9gkonKVo

Lady Trog



Rédigé par Renée Frank le Vendredi 31 Mai 2013 à 07:28 | Lu 637 fois